mercredi 22 mai 2013

Guy de Halleux, sur Fukushima

Le point de non retour



22/05/2013 à 12h49

Fukushima : « Notre vie, désormais, c’est de creuser notre tombe » Cécile Asanuma-Brice Riveraine Thierry Ribault  Economiste au CNRS

Okuma est évacuée. Comme les 65 000 habitants des huit autres communes situées à moins de vingt kilomètres de la centrale. Thierry Ribault l’un des auteurs du livre « Les Sanctuaires de l’abîme - Chronique du désastre de Fukushima » est chercheur au CNRS en poste à la Maison franco-japonaise de Tokyo, où Cécile Asanuma-Brice est chercheur associé.

Dans le cadre des enquêtes qu’ils mènent à Fukushima depuis deux ans, ils ont recueilli le témoignage d’anciens voisins de la centrale, évacués loin de chez eux. Accueillis en premier lieu dans des gymnases et des abris de fortune – ces réfugiés ayant été, pour nombre d’entre eux, contaminés –, ils sont ensuite relogés dans des logements dits « provisoires  ». Et puis le provisoire est devenu durable. Aujourd’hui, après leur avoir versé une indemnité forfaitaire, les autorités départementales exigent des réfugiés qu’ils remboursement les sommes versées, afin de les redistribuer sous forme d’allocations mensuelles pour une période non définie.

Et parce qu’il faut bien susciter la reprise économique de la région, ils ont aussi décidé de rouvrir la zone de vingt kilomètres évacuée après l’accident. Selon le nouveau découpage, en place dès le 28 mai, il n’y aura donc plus la zone interdite  qui regroupe les villages situés à moins de dix kilomètres de la centrale où on ne se rend que de temps en temps avec combinaisons et masques et le reste de la zone évacuée mais la « zone de retour indéterminé » dans laquelle les allers-retours en journée sont autorisés sur de courtes périodes et contrôlées où la contamination est supérieure à 50 millisieverts/ an sans aucun espoir de retrouver le seuil de radioactivité de 20 millisieverts/an –vingt fois supérieur au seuil d’inadmissibilité recommandé par la Commission internationale de protection radiologique ! mais autorisant au Japon le « retour à la vie normale ».. et la « zone de préparation à l’annulation de la directive d’évacuation » où un « retour à la normale dans les deux ans est prévu ». Les réfugiés pourront y vaquer à leurs activités professionnelles et y effectuer librement des allers-retours. Puis, lorsque le taux de radioactivité situé entre 20 et 50 millisieverts/ an sera ramené à moins de 20 millisieverts par an, y résider sans contrainte.

Repeupler pour relancer l’économie

Dans le nouveau découpage, la zone interdite et dangereuse est beaucoup plus petite que dans l’ancien. Une façon comme une autre de donner un sentiment d’apaisement et de liberté de mouvement retrouvée, en repeuplant les alentours de la centrale de Fukushima Daïchi, employeur prometteur. Mais quand les autorités ont annoncé à monsieur et madame Kowata et aux autres réfugiés d’Okuma qu’ils pourraient bientôt aller et venir comme avant dans leur ville, ils se sont fâchés et ont intenté un procès au maire d’Okuma, située à cinq kilomètres de la centrale qui, au vu des taux de contamination constatés, doit faire partie de la « zone de retour indéterminé », et pas de celle où chacun peut vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. Ils ont eu gain de cause, et faute d’autre chose, vivent toujours dans un des lotissements « provisoires » situé à Aizu Wakamatsu, à une centaine de kilomètres de la centrale nucléaire en compagnie d’autres personnes âgées pour la plupart de plus de 70 ans.

« Nous n’y arrivons pas »

« Cela fait deux ans que nous vivons ici. Chaque jour, nous nous demandons comment nous allons faire. Nous avions des projets pour nous en sortir, mais rien n’a pu aboutir. »
Une artère du lotissement provisoire d’Aizu Wakamatsu (Thierry Ribault)
« Nous ne pouvons pas reconstruire. Ceux d’entre nous qui pouvaient encore travailler n’ont plus de travail. Avant, nous cultivions nos champs et mangions notre riz. Désormais, nous devons tout acheter. Notre vie est devenue beaucoup plus onéreuse. Si le problème de l’indemnisation n’est pas réglé rapidement, comment allons-nous nous sortir de cette situation ? Sans argent, comment faire avec les jeunes enfants, pour ceux qui en ont ? Avec 100 000 yens [750 euros] par mois et par personne nous arrivons tout juste à manger. Pourtant on nous insulte pour ça alors qu’avec il nous faut payer l’électricité, l’eau et le reste. Nous n’y arrivons pas. Nous sommes des “ victimes ”, perçues en tant que “ réfugiés ” et par conséquent, rejetés. Afin de ne pas subir de discrimination, nous sommes obligés de faire changer les numéros sur les plaques d’immatriculation de nos véhicules. »

« Même les corbeaux sont partis »

« Quand nous revenons chez nous à Okuma, nous retrouvons une réalité qui nous semble de plus en plus éloignée de nous. Bien que ce soit notre maison, nous avons l’impression de rentrer chez quelqu’un d’autre. Les voleurs pénètrent dans les maisons. A l’intérieur, ils mangent, sortent les futons et dorment. Ils sont chez eux. Ils renversent les autels des défunts. Sans doute cherchent-ils de l’argent. On retrouve leurs traces de pas au sol. »
Monsieur et madame Kowata, nettoient leur maison à Okuma, avec masques et combinaisons (Thierry Ribault)
« L’autre jour, un groupe de quatre ou cinq personnes vidaient l’essence des véhicules. Ils cassent les voitures et tout ce qu’il y a dedans. Ils volent les télévisions. Nos maisons sont envahies par les mauvaises herbes. Les rats et les souris courent partout. Les civettes dévorent tout. Il y a des sangliers. Les hirondelles, les moineaux et les corbeaux ont disparu parce que les poubelles des habitants ne les nourrissent plus. Les saumons, dans les rivières, ont le ventre en l’air. »

« Les chiens savent »

« Si l’administration n’avance pas plus rapidement dans la reconstruction de logements, nous ne pourrons jamais sortir de là où nous sommes. C’est comme avec la décontamination. Le département devrait nous demander ce que nous souhaitons, sinon ils feront n’importe quoi. Ils veulent nous confiner dans des logements collectifs de cinq étages ! »
Scène de vie dans un lotissement de logements « provisoires » (Thierry Ribault)
« C’était le même problème après le tremblement de terre de Kobe. Les gens ont été relogés dans des cages à lapins de cinq ou six étages et se sont sentis si seuls que beaucoup en sont morts. Nous sommes allés visiter des logements publics dans lesquels il est interdit d’avoir des animaux domestiques. Au moins dans les logements provisoires, nous pouvons avoir des chiens et des chats. J’ai laissé, pour ma part, nos deux chiens chez nous, à Okuma. L’un d’entre eux est mort. Il ne restait plus que sa tête. Lorsque j’y suis retournée récemment, j’ai emmené mon chien qui était encore en vie pour une promenade, et soudain, il s’est arrêté et a poussé un long soupir. J’ai songé que, depuis que je suis née, c’était la première fois que j’entendais un chien soupirer. Les chiens savent. Ce sont eux qui savent le plus. Quand on en est réduit à les abandonner, c’est un comble. Le mien, quand je le mets dans la voiture, il est heureux. Il est jeune, mais il est malade. Il perd du sang. Le vétérinaire nous a dit qu’il avait été très contaminé. »

« Notre génération ne retournera pas à Okuma »

« Nous nous étions réunis pour demander aux autorités de pouvoir accéder à la zone interdite car nous voulions pouvoir entretenir et nettoyer nos maisons. Mais, en réalité, nous ne pouvons pas rentrer chez nous. La radioactivité est tellement élevée que personne ne peut y vivre. »
Mme Kowata (Thierry Ribault)
« Là où j’habite, elle s’est fortement accrue en deux ans. Autour des fenêtres, en quelques mois, le taux est passé de 100 à 200 microsieverts par heure, pour atteindre 300 microsieverts en mars dernier. Devant la maison, le taux a chuté à 7 microsieverts et, derrière, il est remonté à 20 microsieverts. Quant à la montagne, elle est toujours très contaminée. Notre génération ne retournera pas à Okuma. Nos petits-enfants, qui ont été dispersés, ne se souviennent de rien : ils ont oublié leur maison. Quand les responsables prendront-ils enfin des décisions utiles ? Sans compter qu’ils vont relâcher les eaux contaminées dans les sous-sols. Nous ne pouvons pas retourner dans un endroit pareil, c’est impossible. On nous dit que l’on pourra rentrer, mais même dans 50 ans, personne ne le pourra. C’est bien pire qu’à Tchernobyl. Et si on nous laissait là, sans jamais nous apporter de solution ? Comment allons-nous finir ? Notre vie, désormais, c’est de creuser notre tombe. »

lundi 18 mars 2013

L’inimaginable est probable, les guignols de la "science"

Le Canard Enchaîné – 13/03/2013 – J.-L. P.
  Mais au cas où... on ne sait jamais
  A Fukushima, tandis que 2 ans après, on compte 160 000 réfugiés, que 3 000 ouvriers en équipes tournantes à cause de la très haute radioactivité ambiante travaillent sur le site, désormais au cœur d’une zone interdite de 20 km de rayon, -trop court-, qu’ils continuent de refroidir en permanence les quatre réacteurs sinistrés, que des hommes sont en train d’édifier un très complexe jeu de Lego en béton pour sécuriser la piscine du réacteur 4 juchée à 30 mètres au fond de laquelle reposent 1 535 barres de combustible, que les experts avouent qu’il faudra au moins 40 ans pour sécuriser le tout et que seuls 2 réacteurs sur 50 fonctionnent actuellement au Japon…
.. en France, on essaie de tirer les leçons; la principale, c’est qu’il serait mieux de se préparer à un Fukushima bis ! En février l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire a évalué sa facture à 430 milliards d’euros et 100 000 personnes déplacées. Bof.. Mais voilà que le week-end dernier, le "JDD" publiait une autre estimation de 2007 -restée secrète- du même institut. La facture s’élèverait à 3 500 milliards, il faudrait évacuer 5 millions de personnes, les zones contaminées couvriraient 850 000 km2 -l’équivalent de la France et de l’Allemagne-, 90 millions de personnes seraient touchées… ?!?
Les scientifiques sont des guignols? Autant dire qu'ils n'en savent rien, pas plus que "nous". Depuis grand numéro de contorsionniste. L’IRSN reconnait avoir signé l'étude mais précise qu’il s’agissait juste d’une "analyse de sensibilité des conséquences économiques"?!? Et l’économiste d’expliquer avoir utilisé à l’époque "un code rudimentaire ne prévoyant qu’une seule météo" (sic) ?! Ça c'est du scientifique!
Leur patron intime pourtant aux responsables du nucléaire l’ardente obligation d’imaginer l’inimaginable et la ministre de l’écologie, Delphine Batho, vient de lui emboîter le pas en affirmant que "la meilleure sécurité c’est d’envisager l’inenvisageable". Mais cet épisode croquignolet le démontre : en matière de nucléaire, dès qu’on essaie d’imaginer l’inimaginable, on est tellement saisi d’effroi qu'on se contente d’imaginer l’imaginable, c’est plus rassurant.


Burki